Que cherchez-vous?

Retour aux actualités

Pour l'édition 2024 de la résidence croisée Lafayette-Montréal, Mélissa Bonin et Heather O'Neill ont eu l'opportunité de découvrir leurs cultures respectives pendant un mois. Avec ces lettres, les deux autrices proposent une fenêtre sur leur expériences, marquées par les arts et les différentes formes de francophonie.

Nous avons le plaisir de vous présenter la lettre écrite par Heather O'Neill!

RCLM Lettre des autrices 5
Heather O Neill citation 1

La première chose que j’ai faite en arrivant à Lafayette a été de respirer l’air. Parce que j’allais bientôt m’y habituer et ne plus pouvoir le percevoir. L’air sent le sucre et la végétation.

Assise à l’arrière de mon taxi, je suis surprise par la quantité de chênes qui poussent partout, le long et au-dessus de la route. Ils sont massifs. Leurs branches s’étendent vers le ciel, comme des cartes des rivières de l’Enfer. Ils sont si beaux. Ils me rappellent des bêtes. Comme un éléphant de cirque debout sur ses pattes arrière avec des centaines de trompes.

« Les chênes ont plus de droits que moi », m’a dit le chauffeur de taxi. Cela me semble normal. Ce sont nos aînés et ils en sont tellement dignes.

*

Ma petite caravane est située dans la région de Freetown. C’est une région dans laquelle de nombreux Noirs affranchis sont venus vivre après leur émancipation. Les maisons sont toutes de petits bungalows. Certains sont plus propres et mieux entretenus. D’autres sont fraichement peints avec des jardins enchanteurs de passiflores et de rudbeckies hérissées. D’autres sont plus délabrés. Il y a un penchant pour les décorations Dollarama étranges dans certaines cours. Il y a des animaux en plastique, des moulins à vent et des guirlandes lumineuses au hasard. L’un d’eux est entouré d’une clôture faite de cadres de lits en fonte mis au rebut. Les escaliers sont constitués d’un empilement de briques de ciment.

*

Même si elle paraît délabrée le jour, la Louisiane est jolie la nuit. C’est comme un bel abat-jour qu’il faudrait allumer pour vraiment en voir la beauté sublime.

Il y a partout des publicités pour des margaritas glacées. Comme si la margarita était un aliment de base nécessaire à tous les régimes. Il y a des bars à margaritas avec des services au volant. Des lumières néon brillent au-dessus de la fenêtre alors que la file d’attente s’allonge la nuit. Ils mettent un petit morceau de ruban adhésif sur le trou où va la paille. C’est comme cela qu’ils se sortent de la loi sur l’alcool au volant.

*

Je me rends au Festival international de Louisiane pour écouter de la musique cajun. En 1755, les Acadiens ont été expulsés de la Nouvelle-Écosse, du Nouveau-Brunswick et de l’Isle Saint-Jean par les Britanniques et ils ont commencé à arriver à la Nouvelle-Orléans et à s’établir dans la région de Lafayette. Mais lorsque Thomas Jefferson acheta la Louisiane de Napoléon pour 15 millions de dollars en 1803, la langue française fut étouffée. Elle était considérée comme inférieure et devenait un objet de ridicule. En 1916, il fut interdit de parler français dans les écoles.

Au festival, ils jouent de la musique cajun, créole et zydeco. Autant de formes qui trouvent leur origine à l’époque où la Louisiane était encore française. La langue n’existe pas seulement dans les mots mais aussi en musique. Dans les sensibilités. La langue française a pris sa forme dans la musique.

Les groupes cajuns se composent principalement de guitare électrique, d’un clavier et souvent d’un joueur de planche à laver. La planche à laver, également appelée frottoir, se joue avec des dés à coudre sur chaque doigt ou avec des ouvre-bouteilles. Des cloches pouvant sonner y sont attachées. (Mon père était opposé à ce que je sorte avec un guitariste. Je me demande ce qu’il penserait si je sortais avec un joueur de planche à laver).

Les groupes musicaux me rappellent ceux que j’ai vus dans les Maritimes et dans les petits festivals québécois. Cela me surprend. Comme j’oublie toujours que je suis aux États-Unis. Le caractère de la ville ressemble beaucoup plus au Canada francophone.

*

Heather O Neill citation 2

Le propriétaire de la maison que je loue me dit que Lafayette est une ville musicale. Lorsque vous vous promenez dans le centre-ville de Lafayette la nuit, vous pouvez entendre de la musique live.

Un soir, je vais au bowling. Le bowling ne m’intéresse pas, mais cela semble être un hotspot. Il y a un groupe de musique en direct sur scène. La piste de danse est remplie de personnes d’âges variés, de jeunes enfants aux femmes d’âge moyen. Un vieil homme en bottes de cowboy et en jupe se pavane avec une bouteille de bière à la main. La variété des âges me fait comprendre que la tradition cajun de la fête « Fais dodo », où les enfants s’endorment pendant que leurs parents dansent, est en vigueur.

*

Un matin, mon amie m’a emmenée à l’épicerie. Elle me raconte que tout le monde en ville est de mauvaise humeur car un musicien est décédé tragiquement alors qu’il se rendait à une séance d’enregistrement.

« De quel instrument jouait-il ? », je demande. Il pouvait jouer n’importe quel instrument. Il jouait de tout dans n’importe quel groupe.

Lorsqu’un musicien meurt dans la communauté cajun de Lafayette, cela se fait sentir dans toute la ville. Je me demande s’ils organiseront un cortège funèbre pour lui. Je regarderai par la fenêtre et je verrai des violonistes en costumes noirs et hauts-de-forme, assis sur un char. Je me souviens du poème « Who Killed Cock Robin », où tous les oiseaux pleurent quand un rouge-gorge est tué.

Ils se retrouvent sur les porches de chacun pour jouer, célébrant la grandeur des perdants, la poésie du banal et la richesse de la vie du quartier.

Quand j’étais petite, j’ai appris à jouer de la guitare. Pas parce que je voulais devenir musicienne professionnelle ni pour composer des chansons. J’ai appris à jouer de la guitare pour pouvoir aller à des fêtes ou à des festivals et fêter.

*

Heather O Neill Citation 3

J’ai entendu un merveilleux accordéon au festival. Alors, quand je passe devant un magasin d’accordéons, je pense soudainement que j’aimerais peut-être aussi jouer de cet instrument. Pourquoi pas?

« Bonjour ! », je m’exclame en entrant.

Je m’adresse automatiquement aux gens en français. C’est ma formation en tant qu’Anglo ayant grandi à Montréal. Peu importe où je me trouve dans le monde, je parlerai d’abord aux gens en français. Même dans les pays où ils sont plus susceptibles de connaître l’anglais que le français.

Le propriétaire me répond en français, avec un accent cajun riche. De nombreuses rues et bâtiments portent des noms français, mais c’est généralement l’anglais que l’on entend dans les rues. Néanmoins je continue de rencontrer des francophones comme ça. Ils adorent parler français, cela établit une relation immédiate.

Nous discutons de ces magnifiques accordéons qui traînent dans la boutique, comme des navires sur un quai, qui attendent que le vent souffle sur leurs voiles et prennent leur envol. Je lui demande s’il y en a un à vendre. Il rit et dit qu’il y a une liste d’attente de sept mois pour ses accordéons.

L’accent cajun a une prononciation phonétique faite de consonnes. Il y a quelque chose de très sympa dans cet accent. Peut-être parce que la langue est maintenue dans les maisons à travers l’histoire, racontées par des grands parents. La langue se murmurait au fond des cours d’école. C’était un dialecte interdit et chaque mot était donc un délicieux régal coquin.

Au début du 20e siècle, l’établissement louisianais disait aux Cajuns qu’ils ne parlaient même pas vraiment le français. Puis, pendant la Seconde Guerre mondiale, lorsque les soldats cajuns ont été envoyés combattre en France, ils se sont rendu compte qu’ils parlaient réellement français. En fait, leurs compétences linguistiques étaient soudainement devenues un atout pour la traduction.

*

Un jour de tempête, je me suis réveillée et tous mes muscles me faisaient mal. Je me sentais lourde, comme un tas de linge mouillé. Je pouvais à peine me lever du lit pour aller à la cuisine et me préparer une tasse de café. La pression de l’air était si lourde que c’est comme si la maison s’était enfoncée au fond de la mer. C’est cela que doivent ressentir les fantômes des pirates morts sur la mer.

Pourtant, alors que le ciel devenait gris et agité, je suis allée à l’épicerie voisine pour commander du boudin cajun, un plat traditionnel populaire. La première fois que j’ai essayé la nourriture cajun, qui est servie partout à Lafayette, je ne l’ai pas aimée du tout. Pour moi, ça avait un goût de boue et d’épices bizarres. Mais au bout d’une semaine, je me suis habituée à leur nourriture et j’ai commencé à aimer son étrange lourdeur.

Mon iPhone a commencé à émettre une alerte de tornade. Il m’a suggéré d’aller au sous-sol. Il n’y a pas de sous-sol en Louisiane. Tout est sur pilotis. Puis les premiers éclairs ont traversé le ciel. C’était tellement énorme et lumineux que j’ai été surprise. Je n’ai jamais vu un éclair ressembler à ça. C’est comme si j’étais sur une autre planète. Le ciel a commencé à s’éclairer d’une douzaine d’éclairs supplémentaires. C’est comme si j’étais dans un club avec une lumière stroboscopique. Je me suis dépêchée de rentrer chez moi et de fermer la porte alors que la tempête commençait.

La tempête me donnait l’impression de m’étouffer. Elle frappait à la porte, et chuchotait pour la laisser rentrer. Tout dans mon corps voulait ouvrir les fenêtres et les portes. Ceci n’est bien sûr pas recommandé lorsqu’une tornade apparaît à votre porte. Le vent entrera et soulèvera la maison du sol. Mais je voulais sortir et être emmenée au pays d’Oz, avec des lions lâches qui me suivent en pleurant. Je me suis jetée sur la porte, puis j’ai crié alors que le vent m’attrapait et que je la fermais rapidement.

*

Je pars visiter le site d’une plantation française historique. Je me tiens devant une exposition sur les « Casket Girls » ou « Pelican Girls ». Il s’agissait de jeunes Françaises envoyées à la Nouvelle-Orléans pour fournir des épouses aux colons français. Ce sont les Filles du Roi de Louisiane.

Je commence une conversation avec un couple plus âgé qui lit l’écran à côté de moi.

« Ils ne mentionnent pas que beaucoup les considéraient comme des vampires », dis-je. « Et les malles qu’elles apportaient pour transporter leurs affaires étaient en réalité des cercueils dans lesquels elles dormaient pendant la journée. Et une fois arrivées à la Nouvelle-Orléans, elles se sont enfuies. Ces beaux jeunes vampires sont toujours partout en Louisiane. »

« Quel genre d’absurdités fictives racontez-vous à ces gens ! », me crie un historien employé sur le site. « Ce n’est pas du tout vrai. Ne l’écoutez pas. »

Je hausse les épaules. C’est vrai, une grande partie de ma connaissance de la Louisiane vient des romans de vampires. Mais je suis toujours aussi intéressée par la mythologie d’un lieu que par son histoire documentée. La mythologie s’infiltre souvent dans la voix des pauvres et elle est effacée. Si l’histoire est écrite par les gagnants, la poésie est écrite par les perdants.

La famille de ma mère est arrivée dans le Sud, de Versailles, fuyant la Révolution française. On dit qu’une malédiction leur a été imposée à l’époque coloniale. La malédiction décrétait que chaque membre de la famille deviendrait fou à l’âge de trente-cinq ans. Et qu’ils dormiraient toute la journée et resteraient éveillés toute la nuit. J’ai toujours été un oiseau de nuit. Et je suis probablement au moins un peu folle.

En Louisiane, en cas d’inondation, les corps doivent être placés dans des mausolées en surface. Si non, vous vous réveillerez avec des cadavres flottant dans votre rue. Les morts veulent sortir de leurs tombes. Comme les corps, le passé refuse d’être enterré. La douceur de l’air est un rappel de la canne à sucre qui y était plantée. Que quelqu’un ait été contraint de travailler dans cette chaleur et ces champs marécageux et humides, est impossible de supposer. Le sol est maudit.

*

Heather O Neill Citation 4

Mon ami m’appelle de Montréal. Il fera escale à Lafayette en route vers le Mexique. C’est parfait, car j’ai besoin de quelqu’un pour m’accompagner dans les marais de Bayou Teche. Dans presque toutes les directions depuis Lafayette, vous vous retrouverez dans un marécage.

Dès qu’il arrive, nous nous dirigeons vers un marais avant que la nuit ne tombe. Les arbres poussent hors de l’eau et leurs racines sont profondément ancrées dans le monde souterrain. L’eau est recouverte d’algues vert vif. Je ne vois pas ce qu’il y a en dessous. J’entends sans cesse le râle d’un alligator. C’est la chanson qu’ils chantent aux amoureux.

Quand je suis arrivé en Louisiane, je savais qu’il y avait des alligators, mais je ne pensais pas en rencontrer. Je pensais que ce serait comme aller au Canada et voir un ours. Je veux dire, j’ai vécu au Canada la majorité de ma vie et je n’ai jamais vu un ours, mais je peux quand même raisonnablement supposer que ce ne sont pas des êtres mythologiques. En revanche, ces alligators fictifs sont partout en Louisiane. J’ai lu que les alligators sont immortels. Ils ne meurent pas de causes naturelles. Ils ne peuvent qu’être assassinés, comme les vampires.

En marchant dans le marais, on a l’impression d’être observés. Et nous le sommes. Les racines du marais sont toutes interconnectées sous l’eau. Un petit champignon peut signaler à tout le marais que quelqu’un y est entré. Les insectes et les oiseaux commencent à nous parler. Lorsque nous nous parlons, ils arrêtent brusquement de parler et écoutent. Et puis, à mesure que nous nous enfonçons dans le marais, ils se mettent à crier.

Il y a un arbre entièrement couvert d’aigrettes blanches. J’ai l’impression de regarder un arbre chez moi dans le Nord, couvert de neige. Mon ami chante une ligne de chanson. Il y a un moment de silence, puis tous les oiseaux répondent en chantant.

« Le marais communique avec toi », je crie. « Nous devons partir. Le marais voudra nous garder. Tu n’aurais pas dû chanter comme ça dans le marais. »

Au bout du chemin, j’aperçois une silhouette. Elle est complètement noire et ressemble donc à une ombre. Elle ressemble à une chèvre noire à tête de lièvre. Elle reste absolument immobile, nous regarde, puis s’élance dans les arbres du marais.

Nous nous regardons. Lorsque nous voyons des créatures surnaturelles, au lieu de la terreur, il y a une partie de nous qui est enchantée et curieuse. Dans les films d’horreur, les spectateurs se demandent souvent pourquoi la famille ne quitte pas immédiatement la maison hantée. Mais je pense qu’il est plus réaliste qu’ils restent. Il y a quelque chose de surnaturel qui attire. C’est une curiosité, mais aussi une possibilité. Qui a envie de vivre dans un monde sans magie ? Toutes les choses auxquelles croyaient nos ancêtres, peuvent-elles vraiment être le fruit de l’imagination ?

Le soleil commence à se coucher rapidement. Les vampires et les morts commenceront à sortir du marais. Le marais est un musée de rêves anciens, de berceuses, de déclarations d’amour et des dernières paroles de soldats avec des balles dans le cœur. Il connaît les histoires des tribus autochtones qui sont passées par ici, il connaît les chants des esclaves d’Afrique de l’Ouest et il connaît les drôles de berceuses des Acadiens. Si je devais sortir un crapaud du marais, il pourrait probablement chanter une chanson acadienne.

« C’est le crépuscule ! », je crie. C’est à ce moment que le portail entre ce monde et l’autre monde s’ouvre dans les marais, d’autres créatures sombres surgiront. Un faon à tête de belle fille sortira sur la pointe des pieds des miasmes pour emmener mon ami.

Alors que nous quittons le marais, il crie qu’il veut retourner et enregistrer le chant des oiseaux et des insectes. Je m’assois dans la voiture et je l’attends. Il ressort dix minutes plus tard, le front en sueur.

« J’ai entendu quelqu’un chanter! », s’exclame-t-il. « C’était une mélodie française. Il y a des sorcières françaises dans le marais. »

*

Une langue n’existe pas isolément. Ce qui rend le Québec unique, ce n’est pas qu’il parle français. C’est sa culture qui le rend spécial et le distingue du reste de l’Amérique du Nord. Et c’est pareil à Lafayette. Comme les francophones de Lafayette adorent parler français, je suis tellement heureuse que nous ouvrions ce dialogue ! Et vous entendrez au Québec à quel point la langue française est vivante, mais vous verrez aussi comment elle a façonné notre culture, nos mœurs, notre politique et notre façon de faire la fête !

L'édition 2025 de la résidence croisée Lafayette-Montréal est en cours. Découvrez le programme de Jonathan Mayers, auteur et artiste visuel Louisianais.


Rendu possible grâce à:


Retour en haut de page